Le
Pays du rock était une vaste contrée unifiée
jusqu'au milieu des années 70. Après la fracture punk
de 77, la belle fédération a éclaté comme
une vulgaire URSS - chacun son fief. Parallèlement à
cet éparpillement façon puzzle, on assistait à
une séparation des pouvoirs - crédibilité artistique
et succès populaire chacun de son côté. Planter
leur tente au sommet des charts n'empêchait pas les Dylan, Beatles
et Stones de récolter les palmes critiques. Mais après
le nouveau Yalta, un groupe qui vendait des wagons de CD était
tout de suite suspecté de compromis ou de dilution ; l'excellence
artistique et l'intégrité allaient de pair avec une
certaine notion d'exclusivité, une valeur ajoutée du
secret. L'idiosyncrasie esthétique était incompatible
avec le plus petit dénominateur commun des masses. L'amour
de House 0f Love n'aurait su tolérer un succès planétaire,
pas question de voir les Smiths au Parc des Princes, marrant comme
Cure avait subitement perdu son aura en devenant le roi des stades
américains. A cette règle tacite, à cet usage
non écrit mais bien compris, l'exception serait REM. Un groupe
spécial, le seul qui sache aujourd'hui conjuguer sans hiatus
existentiel l'éthique et les chiffres de vente, le seul dont
l'exposition aux feux médiatiques n'entame pas la moindre parcelle
de mystère, le seul qui fédère naturellement
les puristes et les shampouineuses, un pied au château et l'autre
au garage sans désespérer Billancourt - le grand écart
sans se péter les adducteurs. Un tel "miracle" n'est
pas né d'un coup de médiator du Grand Esprit du rock.
Entre les bouges d'Athens et les super rotations de MTV~ quinze années
de disques, de tournées, de fatigues, d'allégresse,
d'engueulades, quinze années de montée en charge. L'histoire
banale d'un groupe de rock. L'histoire unique de REM.
Sur
le front des charts, c'est la seconde invasion anglaise, celle des
garçons coiffeurs (Duran Duran, Haircut 100, ABC, Depeche Mode).
Sur le front indé, le volcan punk new-yorkais s'éteint
doucement; Los Angeles connaît quelques éruptions sporadiques
(Plimsouls, Screamers, Unknowns) mais trop régionales pour
espérer faire trembler le monde. C'est dans ce contexte que
l'on commence à parler d'une petite ville de Géorgie
où bourgeonne une scène rock dont les fers de lance
sont Pylon et les B-52's. Quand ces derniers montent à New
York pour présenter leurs choucroutes et leur twist post-punk,
ils se font remarquer par toute la presse hip : Athens surgit sur
la carte du rock. Pendant ce temps, en cette rentrée universitaire
79, Michael Stipe, fils de militaire solitaire et introverti, s'inscrit
en arts plastiques et photo ; il aime aussi la musique qu'il a récemment
découverte avec Patti Smith et la scène du CBGB. Peter
Buck, boulimique de rock, tatoué à vie par le Velvet,
travaille à Wuxtry, le disquaire du quartier universitaire.
Mike Mills et Bill Berry débarquent de Macon, qui n'est pas
la capitale du jambon persillé mais celle du rock sudiste des
seventies, ainsi que la ville natale de Little Richard; Mike et Bill
viennent à Athens pour étudier, mais surtout pour faire
la fête et briser la routine maconienne. Nos deux gredins, respectivement
bassiste et batteur, ont déjà joué dans divers
groupes à influence Allman Bros ou Lynyrd Skynyrd : deux bons
bougres du Sud, compétents musicalement mais pas exactement
à la pointe de la new-wave. Stipe est un client habitué
de Wuxtry; il s'y lie d'amitié avec Buck. A force de parler
musique, ils décident de bidouiller un embryon de groupe: Buck
commence à bosser la guitare en autodidacte. Il leur manque
une rythmique. Un soir à l'occasion d'une fête, une amie
commune, Kathy O'Brien, les présente à Mills et à
Berry: Platini et Giresse viennent de rencontrer leur Tigana et leur
Fernandez. Comme chez les footeux, l'alchimie particulière
du carré magique tient dans l'équilibre subtil entre
génies et porteurs d'eau: à ma gauche, Stipe et Buck,
musiciens limités mais bourrés d'idées ; à
ma droite, Mills et Berry, techniciens solides qui donnent une assise
aux deux ludions. Très vite, Buck devient un as du manche,
REM prenant une configuration à la Doors : les trois musiciens
les pieds sur terre et devant, le génie patenté, la
tête dans les étoiles.
Le
5 avril 1980, méga teuf dans une église squattée
d'O'Conee Street pour le vingtième anniversaire de Kathy O'Brien.
Ce concert bordélique, électrique et joyeux constitue
la première sortie du groupe qui ne s'appelait même pas
encore REM mais The Twisted Kites. Le gig composé de classiques
du rock et de quelques originaux attire l'attention des programmateurs
de clubs locaux. Devant l'afflux de propositions, Stipe, Buck, Mills
et Berry sont contraints de trouver un blaze : ce sera REM, initiales
de Rapid Eye Movement, le moment le plus intense des rêves.
Mais les quatre préviennent que chacun peut coller à
REM la signification qu'il veut : bienvenue à Rugby Equitation
Moto. Le 19 avril, ils font leurs débuts officiels au Koffee
Klub et deviennent en quelques semaines les coqueluches du quartier
universitaire. Aujourd'hui Athens, demain le monde. En juillet, un
jeune promoteur les engage pour deux soirées dans l'état
voisin de Caroline du Nord: Jefferson HoIt deviendra quelques mois
plus tard leur manager et cinquième membre virtuel. De l'avis
des témoins de l'époque, ce REM en gestation est un
pur groupe de rock'n'roll, une escouade qui chauffe les salles et
brûle les planches à coups de reprises standards: leurs
originaux, qui racontent des histoires banales de filles et de garçons,
sont passables sans plus. Rien ne laisse présager la suite.
A
force d'écrémer les clubs, REM progresse: Buck améliore
son jeu et développe une technique en arpèges et accords
ouverts unique dans le rock de l'époque; Stipe et Mills écrivent
un paquet d'originaux. Les textes de Stipe changent radicalement d'orientation
: il découvre les vertus du flou artistique, les privilèges
de la zone d'ombre et du non-dit. C'est durant cette période
féconde que sont créées une partie des chansons
qui rempliront les premiers disques. Le 15 avril 1981, ils enregistrent
leur premier single à Winston/Salem sous la houlette du jeune
producteur prodige Mitch Easter. Tiré à mille exemplaires
seulement, "Radio free Europe/Sitting still " est avant
tout une carte de visite que le groupe envoie aux radios, aux promoteurs
et aux journaux rock du pays. Les premières réactions
ne se font pas attendre: le très influent Robert Christgau
défend le single dans les colonnes du Village Voice et Robert
Palmer le choisit dans sa liste des dix meilleures chansons de l'année
du New York Times. Rome Edimbourg Munich peut commencer à peler
la Grosse Pomme. La première mini-tournée des clubs
new-yorkais est sold out. Tout ce buzz aboutit à la signature
du groupe sur IRS (Bill Berry avait connu Ian Copeland à Macon)
le 31 mai 1982. Le 24 août sort le mini-album "Chronic
town". Objet bizarre. Sur la pochette, une gargouille. Les paroles,
imbitables. Les titres, euh... "Wolves, lower" (des loups,
plus bas) ? " 1 000 000 "... de quoi ?? " Gardening
at night" (jardiner la nuit) ??? Sommes-nous en présence
d'une triste bande d'étudiants arty chiants ou d'une clique
de petits malins qui rigolent sous cape ? En tout cas, la guitare
tire au clair, le grommellement nasal du chanteur est assez prenant,
les mélodies sont magnifiques et les chansons ont toutes un
petit air de "reviens-y". Si "Chronic town " passe
un peu inaperçu en France, ce n'est pas le cas outre-Atlantique:
vingt mille exemplaires vendus, top 5 des college charts et second
mini-album 82 du Village Voice. Décollage réussi. REM
en profite pour faire sa première grande tournée des
clubs américains et ratisse tous les débits de bière
de l'Union, croisant des escouades qui ont pour nom Hûsker DU,
Minute Men, Replacements. C'est l'éclosion du college rock,
toute une vague de groupes issus des milieux estudiantins tournent
dans les bars des quartiers universitaires et passent inlassablement
sur les ondes des campus. Emmenée par REM, une nouvelle couvée
a enfin pris le relais de la génération CBGB.
C'est
dans ce paysage réconfortant que sort " Murmur "
le 12 avril 1983. Pochette, voix et textes sont aussi mystérieux
que sur " Chronic town ". Mais les guitares sont encore
plus cristallines, les chansons plus belles et l'atmosphère
générale plus envoûtante. Surtout, l'album possède
une cohérence impressionnante, chacune de ses chansons tournoyantes
semblant faire partie du même bloc, un minerai de l'eau la plus
pure. " Murmur ", mot magnifique, est le songe d'une nuit
d'été, une ballade somnambulique au clair de lune, un
carrousel de chansons parfaites (" Perfect circle "), l'un
des deux ou trois classiques des années 8o et le plus beau
REM à ce jour. Un coup d'essai insurpassable. Les producteurs
Mitch Easter et Don Dixon affirment que le groupe savait parfaitement
où il mettait les pieds, maîtrisant totalement les sortilèges
du disque. Pourtant, on préfère croire à l'accident
sublime, au coup de génie involontaire, à une conjonction
cosmique échappant à son contrôle. Cet album de
rêve ne passe pas inaperçu: il récolte d'excellentes
critiques et monte au sommet des college charts. " Murmur "
sort en août en Europe, les critiques anglais et français
succombent à leur tour. Le groupe fait une brève apparition
parisienne pour un concert unique aux Bains-Douches, un soir de Thanksgiving
- et de grève de métro. La petite salle est remplie
aux trois quarts d'étudiants américains, quelques critiques
rock et une poignée de fans avertis complétant l'assemblée.
Renforçant leur image mystérieuse, les quatre de REM
jouent dans l'ombre de trois malheureuses loupiotes et sont attifés
comme des babas de l'âge de pierre - cheveux longs, chemises
amples. Ils ne pipent mot, mais les Rickenhaker pleuvent en cascades
lumineuses, faisant signer au maigre public français un long
pacte de fidélité avec ce groupe étrange venu
d'ailleurs. Loin de roupiller sur ses lauriers tout neufs, la bande
à Stipe enchaîne une grande tournée américaine
et un deuxième album en 84 : là où " Murmur
" formait un bloc non fissible, " Reckoning " est plus
hétérogène, collection de rock-songs marquée
par un son plus griffu. De la cavalcade (" Harborcoat ")
à l'implosion (" Seven Chinese brothers "), de la
mélancolie (" South Central ram ") au refrain joyeux
(" Pretty persuasion "), REM pianote sur toute la gamme
des couleurs chamarrées. Si " Reckoning " n'atteint
pas les sommets raréfiés de " Murmur ", il
démontre quand même que le groupe ne chantera pas seulement
un été. D'ailleurs, l'été venu, il s'autorise
son premier break. Stipe réfléchit intensément
à l'aspect visuel des choses pendant que les trois autres batifolent
dans les clubs d'Athens sous le patronyme de Hindu Love Gods.
A
l'orée de 85, le groupe enregistre son troisième album
à Londres sous la direction du vétéran Joe Boyd
- ancien producteur de Fairport Convention et de Nick Drake - et connaît
sa première crise existentielle. La froide grisaille de l'hiver
anglais les fait languir de leur chaud cocon sudiste. Leurs problèmes
ne s'arrêtent pas au cafard de l'exil : ils n'ont pas assez
de chansons prêtes, hésitent sur la direction à
prendre, sont contraints de composer sous la pression pour respecter
les délais. Cet album vient trop vite; le groupe est fatigué,
tendu et, regrettant les jours paresseux et insouciants d'Athens,
se demande s'il ne vaudrait pas mieux jeter l'éponge. Il faudra
un fin travail psychologique de Jefferson Hok - en l'occurrence, véritable
manager - pour ressouder les troupes et mener à terme ce "
Fables of the reconstruction ". Stipe admettra plus tard que
"Cet album sombre, flou et boueux est une photo parfaite de l'état
psychologique du groupe à ce moment". En attendant la
sortie prévue en juin, REM entreprend une triomphale tournée
des campus qui solidifie son enracinement. C'est alors que je les
intercepte à Saint Louis, Missouri: étape décisive
où je pige deux ou trois choses sur le groupe. En les voyant
fouiller dans les bacs de Streetside Records à la recherche
de collectors, signer des poignées de disques, papoter tranquillement
avec les étudiants, on saisit concrètement la solidité
du lien entre le groupe et la campus nation. Les REM sont des leurs
et le succès naissant n'a élevé aucune barrière
entre le groupe et son public de base : c'est un arbre fermement arrimé
à la terre qui l'a fait pousser. Plus tard dans la soirée,
ils saupoudreront leur concert de reprises du Velvet, de Creedence,
de Sinatra ou des Beach Boys (une version de Sloop John B à
mériter les clés de la ville de Baccara) : un groupe
de pop moderne, prince de l'esprit indé, mais aussi dépositaire
de l'histoire du rock américain, pleinement affilié
à un certain classicisme. Cette aptitude tout terrain sera
déterminante pour l'avenir. " Fables " sort finalement
en juin 85. Si " Reckoning " avait été enregistré
dans une clairière en pleine lumière, celui-ci évoquerait
plutôt une grotte humide de sous-bois: une fois de plus, REM
prend le contre-pied de son album précédent. Dans un
monde où "l'on ne change pas une formule gagnante",
cette propension à ne jamais marcher sur ses propres traces
enchante. Mais en dépit de réussites telles que "
Maps & legends " ou " Wendell Gee ", " Fables
" s'avère être incertain, abscons et décevant.
Cependant, REM est loin d'être en péril : si la critique
renaude, les ventes continuent de suivre une courbe exponentielle.
En
86, fidèle à son principe de remise en question permanente,
le groupe veut sortir un disque qui serait aux antipodes du son aqueux
de " Fables ". Il fait appel à Don Gehman, l'homme
derrière les Blasters et John Mellencamp, réputé
pour ses productions sèches et mordantes. Avec lui, les quatre
d'Athens prennent une série de petits virages. Buck s'essaye
aux riffs du rock traditionnel; Stipe commence à affiner ses
textes qui, enfin, deviennent compréhensibles - lui qui privilégiait
le son des mots s'intéresse désormais à leur
sens. Dans cette optique d'éclaircissement général,
Gehman mixe la voix de Stipe en avant au lieu de l'enfouir sous les
guitares. Résultat de tous ces petits pas vers l'orthodoxie,
"Lifes rich pageant" est le REM le plus proche des canons
commerciaux du rock américain de l'époque: il contient
des hymnes à reprendre en choeur (" Begin the begin "),
des allusions aux préoccupations écologiques de Stipe
(les splendides " Cuyahoga " et " Fall on me ")
et le son est carréné à l'épreuve des
radios américaines. REM n'a pas rejoint le monde de Mellencamp
pour autant, de nombreux signes montrant qu'il fait toujours partie
du camp indé : l'album contient des instrumentaux bizarroïdes
(" Superman "), la pochette et les vidéos, contrôlées
par Stipe, sont toujours aussi étranges, mélanges de
collages naïfs et de peintures primitivistes. Surtout, le groupe
colle à sa base dans ses actes mêmes: Stipe chante avec
les Golden Palominos et produit Hugo Largo, Buck s'acoquine avec Keith
Streng des Fleshtones pour former les Full Yime Men, un groupe récréatif,
et produit le second album des Feelies. Il retourne même bosser
à Wuxtry en se faisant payer en disques! Dans leurs interviews,
ils ne loupent pas une occasion de dire du bien de leurs collègues
les Replacements, les Minutemen ou autres Pylon. A eux seuls, ils
dynamisent toute l'Amérique indie. En Europe, REM n'est encore
qu'un groupe culte qui doit souquer ferme dans des salles de petit
calibre, un statut garantissant au groupe de ne pas choper le melon.
Aux Etats-Unis, la croissance se précise: la tournée
de l'automne 86 conforte le groupe et " Lifes rich pageant "
devient leur premier disque d'or. REM commence à se sentir
à l'étroit dans le marché indé.
Sans
bruit, sans stratégie commerciale spéciale, en se fiant
à ses instincts artistiques, REM est devenu naturellement le
plus gros groupe américain de la scène indé.
IRS sent qu'il ne manque pas grand-chose pour éclater au niveau
supérieur. Au printemps 87 sort " Dead letter office ",
compilation de faces B, de chutes et de reprises. A côté
de la fascination connue pour le Velvet, on découvre des perles
oubliées (" Ages of you ", " Windout ")
et des aspects moins évidents du groupe: son humour de fraternity
à travers les parodies de heavy-metal (" Burning hell
", " Toys in the attic ") et son sens de la biture
(" Kings of the road "). De quoi patienter pendant qu'ils
travaillent sur le véritable nouvel album avec Scott Litt aux
commandes - ce dernier restera le producteur fétiche, véritable
sixième membre. " Document " sort en septembre: dans
la lignée orthodoxe de " Lifes rich pageant ", l'album
déçoit aux premières écoutes. Pourtant,
s'il ne contient pas son " Fall on me ", " Document
" apparaît avec le recul plus cohérent et globalement
inspiré que son prédécesseur, porteur d'une conscience
sociale et politique de plus en plus rageuse. Stipe s'en prend cette
fois à l'impérialisme de son pays en Amérique
latine (" Wekome to the occupation ") ou au retour rance
du conservatisme des années 50 (" Exhuming McCarthy ").
" Document " est surtout l'album qui contient " The
One I love ", premier hit-single. De l'importance du mot "love"
dans un titre de chanson. Pourtant, le deuxième couplet de
ce que les masses ont pris pour une chanson d'amour est du genre refroidissant:
"This song goes to the one I left behind, a simple prop to occupy
my time" (Cette chanson est dédiée à celui
(celle) que je viens de larguer, un simple outil pour me distraire).
Ce qui n'empêche pas le disque de cartonner et REM de conquérir
le public rock au sens large. "Document" est leur premier
album certifié platine. Le groupe fait la couve de Rolling
Stone avec ce titre: "America's best rock'n'roll band".
Le malentendu de "The One I love" est symptomatique du changement
de braquet du groupe: il a grimpé les échelons de la
gloire presque à son corps défendant, sans le désirer
à tout prix, sans compromis flagrant. A posteriori, on peut
toujours dire que le son propre et costaud de "Document"
caressait le mainstream dans le sens du poil. Mais le succès
d'un hit-single ne se décrète pas à l'avance
: on a plutôt le sentiment que le groupe a suivi une progression
constante, chaque album, chaque concert rameutant quelques fidèles
de plus. Ce n'est pas REM qui a baissé sa garde pour le grand
public, mais le grand public qui est progressivement allé à
REM. Pourtant, signe des temps, Stipe fait la tournée dans
un bus privé, séparé du reste de la troupe. En
fait, il ne s'agit pas d'un caprice de star, mais d'une décision
logique permise par les nouveaux moyens matériels du groupe.
Buck, Mills et Berry sont des rock'n'rollers, des types normalement
extravertis qui aiment faire la fête, boire des bières
et écouter des disques à fond. Stipe n'a pas tout à
fait le même rythme biologique: il lit beaucoup, réfléchit,
écrit sans arrêt et préfère se reposer
au calme. Pierrot lunaire, poète de l'envergure de Dylan ?
Ou alors étudiant prétentieux, poseur invétéré
et narcissique ? Les anciens d'Athens qui se souviennent de ses débuts
de showman fêtard brûlant les clubs ne croient pas une
seconde à son image de génie envapé. Quand on
le presse sur ces questions, Stipe la joue sibyllin et prétend
qu'il ne comprend pas toujours lui-même ce qu'il crée.
En fait, c'est un mélange d'ingénuité et de roublardise.
Il contrôle parfaitement l'image du groupe et utilise volontairement
tous les ressorts de l'ambiguïté. Il a retenu la leçon
dylanienne et préfère laisser le public se dépêtrer
avec ses textes et ses pochettes cryptiques plutôt que de lui
donner un mode d'emploi. C'est cette somme de blancs non remplis,
cette part de secret qui préserve l'intérêt que
l'on porte à Stipe et à son groupe. Un manipulateur
peut-être, mais un manipulateur doué. On peut ne rien
comprendre à ce qu'il chante tout en étant pris par
le timbre de sa voix. On peut admettre que les pochettes de REM ne
ressemblent à aucune autre même si elles ne veulent rien
dire. Si l'art ne doit pas toujours s'adresser à l'intelligence,
il doit obligatoirement parler aux sens. Tant que Stipe entretiendra
l'ambiguïté sur l'image du groupe ou sur lui-même
(génie ou charlatan), on s'intéressera à lui.
Et tant qu'il sortira des bons disques, on l'excusera de nous embobiner.
L'année
88 marque un nouveau tournant: le contrat IRS touchant à sa
fin, Roubles Escudos Marks signe chez Warner, multinationale géante
de l'industrie du loisir. Le geste est hautement symbolique et pourtant,
REM a toujours un pied fermement posé du "bon côté".
En témoignent leurs activités stakhanovistes : Mills
et Berry produisent des musiciens obscurs d'Athens ; Stipe travaille
à un album solo, chante avec les Indigo Girls, Natalie Merchant
et les Roches, découvre et parraine les Chickasaw Mud Puppies
ou Vic Chestnutt; Buck produit une foule de groupes, joue sur les
disques de Bruce Joyner et Robyn Hitchcock... Le portefeuille chez
Warner, mais le coeur au garage. Quand on les rencontre dans leur
fief à la veille de la sortie de " Green ", on se
rend compte à quel point un groupe sur le point de devenir
énorme peut garder la tête froide et toute sa crédibilité.
Le secret s'appelle Athens. Loin des turbulences new-yorkaises ou
de l'autosatisfaction bronzée de Los Angeles, à des
milliers d'encablures du monde urbain moderne, cette petite ville
provinciale et tranquille les a préservés. Ils sont
peut-être riches, mais portent les mêmes jeans troués,
roulent dans une vieille Volvo des années 50 et tout le monde
leur dit bonjour dans la rue. Stipe, Buck, Mills et Berry sont toujours
proches de leur électorat parce qu'ils vivent dans leur circonscription
et restent, comme dans le cinéma de Hawks, à hauteur
d'homme. " Green " sort le 8 novembre 1988, jour de l'élection
de Bush. Pour sa part, Stipe a activement soutenu le perdant, Dukakis.
Le groupe s'implique de plus en plus au niveau de la politique locale,
finançant des projets de restauration de vieux quartiers d'Athens
promis aux bulldozers. Cet activisme explique peut-être que
" Green " est moins politique que les précédents.
Stipe se demande d'ailleurs dès le premier morceau "si
le groupe devrait parler de politique ou de la pluie et du beau temps".
Musicalement, l'album est assez classique, se partageant entre hymnes
musclés (" Pop song 89 ", " Orange crush ")
et ballades folky (" You are the everything ", " Hairshirt
", " California "), sans compter une novelty ("
Stand ") et une chanson sans titre - par ailleurs l'un des sommets
du disque. Après la percée de " Document "
et le transfert sur Warner, on espérait un disque monumental,
un chef-d'oeuvre novateur et inspiré. En regard de cette attente,
" Green " est plutôt décevant, trop conforme
aux canons du classic rock. Même s'il recèle des éclairs
de beauté (un poignant " World leader pretend " dans
lequel Stipe déboulonne ironiquement sa statue), on est loin
de la grâce somnambulique de " Murmur ". REM part
en tournée mondiale. Ils écument les stades du Japon,
de l'Océanie, des Etats-Unis et de l'Europe. " Murmur
" devient disque d'or et le reste du monde est enfin conquis
- sauf la France, pays singulier où les quatre d'Athens sont
toujours réservés aux spécialistes. Cette méga
tournée les épuise et aura pour conséquence de
les éloigner des feux de la scène pendant les cinq années
qui suivent. On craint également que REM ne cède aux
sirènes du confort et se repose sur son matelas de dollars
pour quelques longs mois. On se trompe.
Avec
un album multiplatiné dans tout l'Occident, une tournée
harassante, un contrat juteux qui permet de voir venir, n'importe
quel groupe partirait à la pêche pendant deux ou trois
ans. REM n'est pas n'importe quel groupe. Dès le printemps
90, ils décident d'explorer la veine acoustique de " Green
", changent d'instrument pour briser la routine: Berry prend
la basse, Buck se met à la mandoline, Mills s'installe aux
claviers. Le groupe projette aussi d'utiliser une section de cordes.
" Green " bastonnait, le disque suivant sera donc acoustique
et orchestral. " Out of time " sort au printemps 91. A la
place de la traditionnelle tournée, le groupe choisit de faire
quelques apparitions médiatiques stratégiques: Saturday
Night Live, MTV Unplugged... " Out of time " est l'album
pastoral de REM, une brochette de folk-songs automnales laissant apparaître
un groupe serein, dominé par l'apaisement mais aussi la mélancolie
que peut procurer le succès. Un disque à tonalité
country drivé par le plus improbable des singles, "Losing
my religion". Les ventes de REM ont progressé à
chaque disque depuis "Murmur": " Out of time "
devient donc logiquement le plus gros score du groupe, y compris au
pays de Bruel. REM n'est plus seulement connu du lecteur moyen de
Rolling Stone, mais aussi de la concierge parisienne ou du chauffeur
de taxi berlinois. Le groupe devient un household name (un nom familier
des foyers) par la grâce d'une chanson qui n'a pourtant rien
d'un single putassier : le groupe continue son inexorable conquête
des marchés mondiaux en ne faisant rien dans ce sens. C'en
devient proprement insolent. En septembre, ils reçoivent six
MTV awards que Stipe vient chercher sur scène en arborant chaque
fois un T-shirt à slogan différent (le show est télévisé
dans une grande partie du monde) : Rainforest (les pluies acides),
Love knows no colors (l'amour n'a pas de frontière), Wear a
condom (n'oubliez pas votre capote), Choîce (avortement libre
et gratuit), Alternative energy now (non au nucléaire), Right
to vote (utiliser le droit de vote), Hand-gun control (réglementation
des armes à feu). Un programme politique complet passé
en contrebande pendant que Stipe remercie l'hôte avec les banalités
d'usage. Cette leçon d'humour et de communication n'est pas
du goût de tout le monde. Certains brocardent Stipe pour son
simplisme et sa démagogie. On reproche à Stipe l'hypocrisie
qui consiste à brandir des slogans écologiques de la
main gauche pendant que la main droite signe chez Warner, un géant
de l'industrie qui, ontologiquement, ne peut que nuire à l'écologie.
Pendant que Stipe se frotte aux aléas de la difficile cohabitation
entre le rock et la conscience sociale, Buck ouvre un studio d'enregistrement
et y invite Billy Bragg; avec Mills et Berry, ils jouent et produisent
un nouvel album des Troggs oubliés, Athens/Andover. Bien que
multimillionnaires, les quatre de REM demeurent d'indécrottables
fans.
En
92, à peine un an après " Out of time ", ils
enregistrent un nouveau disque dans différentes villes des
Etats-Unis, une stratégie qui leur permet surtout de faire
du tourisme. Ils peuvent ainsi prendre leur temps et flâner
de La Nouvelle-Orléans à Woodstock, de Miami à
Seattle. La scène grunge est alors au pinacle, Nirvana règne:
s'entêtant à ne rien faire comme tout le monde, REM enregistre
un album de chambre, antithèse de la vague bruitiste qui submerge
le rock. Inspiré de bout en bout, " Automatic for the
people " a la beauté aveuglante d'un soleil noir, la triste
somptuosité d'une élégie. Une oeuvre sombre,
hantée par le sida, mais qui n'oublie pas les lueurs d'espoir
(" Find the river "), spleen profond transcendé par
sa richesse mélodique. Dix ans après " Murmur ",
au sommet de sa gloire et de sa fortune, à un stade où
l'on n'attend généralement plus rien d'un groupe de
rock, REM est à nouveau touché par la grâce. Et
si après les tournées géantes, après tant
d'années et de gloire amassée, après une surdose
d'exposition médiatique frisant la grillade intégrale,
si après tout ce long chemin, le fan de base éprouve
encore du désir pour REM, c'est que ce groupe peut encore imaginer
des " Losing my religion " ou des " Automatic for the
people ", qu'il a su allier excellence, crédibilité
et longévité. Les Beatles ou les Smiths présentent
aussi des discographies immaculées, mais leur existence (sept
et cinq ans) fut courte. Les Stones ou Pink Floyd durent, mais on
sait ce qu'il en est de leurs disques et de leur intégrité
morale. En dix années et neuf albums, REM a duré, grandi
sans grande crise de croissance, construit une oeuvre dépourvue
d'échec majeur; plus important, le groupe reste en phase avec
sa base, toujours digne dans le succès, miraculeusement préservé
des pièges de l'abondance.
Mais
REM ne s'arrete pas la et en 1994, Monster impose un changement de
son radical, beaucoup plus rock, ou Peter Buck sature ses guitares
! Pendant le Monster Tour qui suivra, le batteur est victime d'une
rupture d'anevrisme et manque d'y rester. Le groupe enregistrera neanmoins
New Adventures In Hi-Fi mais Bill Berry, lasse du rock'n'roll circus,
finit par jeter l'eponge et quitter ses amis de quinze ans. REM va
alors traverser une periode de doutes et decide de tenter le tout
pour le tout en la jouant " conceptuel " : le groupe devient
un trio et Up sonne comme un disque passionnant et inventif, sans
batterie et avec des claviers !
Mais les ventes n'atteindront plus le niveau hallucinant de Out Of
Time et en 2001, REM sort Reveal, son album le plus fade, marque par
le retour des guitares. Bill Berry n'a toujours pas ete remplace (c'est
Joey Waronker, le batteur de Beck qui assure la rythmique sur scene)
et vingt ans de carriere et treize albums plus tard, il ne reste plus
qu'a esperer que REM n'a pas dit son dernier mot.